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Tribune libre : Le cacao « durable » doit provenir de planteurs gagnant un revenu décent

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En ce début d’année 2024, deux événements majeurs dans le secteur du cacao nous donnent l’occasion de faire le point sur ce qui a été réalisé et ce qui reste à faire pour fournir un cacao durable à grande échelle. La réunion de partenariat de la World Cocoa Foundation (WCF) organisée par l’industrie du chocolat à Amsterdam, et la World Cocoa Conference organisée par l’ICCO à Bruxelles, rassembleront tous les acteurs de la chaîne de valeur du cacao. L’ambition est d’accélérer le rythme et identifier des solutions pour une filière cacao durable.

Il y a deux ans, nous avions été contraints de boycotter la réunion de partenariat de la WCF, car l’industrie du cacao et du chocolat n’avait pas tenu ses engagements de soutenir les efforts de la Côte d’Ivoire et du Ghana visant à apporter des changements significatifs aux moyens de subsistance des producteurs de cacao. Améliorer le sort de millions de producteurs de cacao reste un objectif au cœur de nos attentes. Avant que s’ouvrent les deux réunions majeures du secteur, il est de notre responsabilité, en tant que Initiative Cacao Côte d’Ivoire Ghana (ICCIG), de dire certaines vérités qui dérangent sur le cacao durable et d’appeler à un bond en avant dans l’approche de la durabilité. Ce « saut quantique » peut être résumé en une phrase. Le cacao durable doit provenir de planteurs gagnant un revenu décent. Nous ne pouvons pas parler de cacao durable sans rémunérer davantage les planteurs. Le statu quo n’est plus une option.

Pendant trop longtemps, la richesse du secteur s’est concentrée en aval de la chaîne d’approvisionnement. Le chocolat est rentable, le cacao beaucoup moins. La demande du marché mondial aujourd’hui évolue. La plupart des pays développés demandent à importer des produits de grande valeur dans leur pays – plus que de simples « commodités ». Une nouvelle tendance se dessine : la demande de produits durables. Côté importateurs, les dispositions en matière de durabilité dans les chaînes d’approvisionnement sont en augmentation, l’UE ayant récemment mis en place par exemple des réglementations pour une production sans déforestation et un devoir de diligence dans l’approvisionnement en matières premières, y compris le cacao. D’ici quelques mois, il sera impossible pour les opérateurs des grands marchés tels que l’UE ou les États-Unis de s’approvisionner en cacao qui empiète sur les forêts et viole les droits de l’homme.

En regard de ces avancées environnementales et sociales, le pilier économique de la durabilité en est encore à ses balbutiements. Faut-il se contenter d’ambitions environnementales et sociales et renoncer à ce qui est au cœur de la chaîne de valeur : l’agriculteur et ses revenus ?

La vision des chefs d’État de nos deux pays membres n’a pas varié : elle est d’accroître le niveau de vie des petits exploitants agricoles. Nous, en tant que ICCIG, travaillons dur pour ramener les prix et les revenus dans l’équation de la durabilité. Le plus grand impact sur la production durable de cacao ne viendra que d’une rémunération plus équitable des planteurs.

L’objectif d’un revenu décent (ou « revenu vital », son équivalent anglo-saxon étant « living income ») apparaît peu à peu comme la nouvelle frontière de l’industrie du cacao. C’est un combat mené par la ICCIG depuis deux ans.

Depuis que j’ai pris le poste de premier secrétaire exécutif de la ICCIG, créée en 2019 par les chefs d’État des deux pays – qui représentent ensemble plus de 60 % de la production mondiale de cacao – j’ai sans relâche plaidé pour une gouvernance économique du secteur à hauteur des enjeux, et affirmé qu’un prix décent au planteur est une condition préalable à la durabilité. Il est inimaginable que sur une industrie chocolatière de 130 milliards de dollars, tous les pays producteurs – pas seulement la Côte d’Ivoire et le Ghana – ne reçoivent encore que 6 % de la chaîne de valeur. Les termes de l’équation sont pourtant simples : il n’y a pas de chocolat sans cacao et pas de cacao sans que les planteurs vivent de leur agriculture.

Les affirmations d’un « approvisionnement durable » ne correspondent pas à la réalité des planteurs sur le terrain. En dépit d’engagements pris en faveur d’un revenu décent dans le cadre de différentes initiatives nationales pour un cacao durable (ISCO) en Europe, la plupart des entreprises du secteur n’ont traduit qu’à la marge ces engagements dans leurs programmes volontaires de développement durable. Le nombre de planteur concerné reste faible. Et les primes payées par les entreprises sont en moyenne insuffisantes pour avoir un impact significatif sur les revenus. Le prix d’achat est le point aveugle des programmes volontaires de développement durable. Acheter à bas prix reste la règle et le business modèle de l’industrie.

Produire du cacao durable a un coût. Éviter la déforestation, le travail des enfants, assurer un revenu décent aux planteurs : tout cela ne peut se faire « toutes choses égales par ailleurs » – et en particulier à prix ou mécanismes de prix inchangés. Ne soyons pas naïfs. L’économie de marché récompense les plus forts et punit les plus faibles. Il est de mon devoir de mettre en garde contre une conséquence involontaire que pourraient avoir les mesures environnementales et sociales prises aujourd’hui dans les pays importateurs : il nous faut absolument éviter que le coût de ces mesures soit porté en fin de compte par le maillon le plus faible de la chaîne. L’agriculteur.

Les coûts de production du cacao durable ne se reflètent pas dans les prix du marché. Les mécanismes actuels de définition des prix ne sont pas en mesure d’honorer les engagements sociaux et environnementaux pris par les principaux acteurs du secteur. Ce n’est un secret pour personne que les pays exportateurs basent les prix à la production sur les prix du marché. Ces prix de marché sont fixés sur les fondamentaux de l’offre et de la demande. Au mieux, ces prix de marché reflètent la rareté, réelle ou anticipée. Au pire, ils reflètent les peurs ou l’euphorie des opérateurs. Dans tous les cas ils sont déconnectés des coûts d’une production durable au sens où nous la définissions aujourd’hui.

La solution ne peut être que collective. Comment pouvons-nous mettre un terme à ces vérités qui dérangent et placer les planteurs sur la voie d’un revenu décent ? La Côte d’Ivoire et le Ghana ont montré qu’ils pouvaient insuffler des changements transformateurs au cœur des mécanismes de marché et stimuler l’action tout au long de la chaîne. C’est ce qu’ils ont fait en 2019, en créant le différentiel de revenu décent (DRD) – un complément de 400 USD sur chaque tonne exportée de Côte d’Ivoire et du Ghana, au profit des planteurs. Depuis, nous avons beaucoup appris. Nous avons fait le point avec les acteurs du secteur sur ce qui a été réalisé et ce qui n’a pas pu l’être. Le DRD était un pas dans la bonne direction. Il est temps de franchir une nouvelle étape – nous, Côte d’Ivoire et Ghana, et tous les acteurs volontaires des chaînes de valeur du cacao.

La nouvelle demande du marché pour plus de durabilité est la bienvenue, mais elle ajoute plusieurs couches de complexités et des coûts, sans règle de partage claire entre les parties prenantes. La Côte d’Ivoire et le Ghana ont déjà pris des mesures pour assurer la traçabilité nationale. Ils ont élaboré la Norme régionale africaine pour le cacao durable (ARS). Comme on l’a dit, de nouvelles réglementations environnementales sont mises en place dans les pays importateurs (par exemple l’Europe, le Royaume-Uni et les États-Unis, ainsi que de nombreux autres pays). Notre responsabilité collective est de garantir que la facture de tous ces efforts de développement durable ne soit pas répercutée sur les planteurs.

Faire en sorte que dorénavant la « durabilité » soit intrinsèquement liée au « revenu décent » est la meilleure action que nous puissions entreprendre pour protéger l’agriculteur et en faire un acteur clef de la durabilité. Cet heureux mariage entre deux concepts qui se regardaient sans oser se parler aura de profondes implications sur les stratégies et les politiques, tant des entreprises que des pays. Cela affectera à court terme les mécanismes de prix, car il nous faut protéger l’agriculteur de l’exubérance irrationnelle du marché. Cela signifie « dé-commodifier » le cacao (pardon pour l’inélégant anglicisme) et fixer son prix non pas sur la base d’algorithmes, mais sur sa vraie valeur.

C’est avec de telles ambitions qu’en juillet 2022, nous avons appelé toutes les parties prenantes volontaires du secteur à signer une lettre d’intention pour la création d’un pacte économique, afin de rééquilibrer la gouvernance du secteur du cacao et d’assurer un revenu décent aux planteurs, tout en préservant l’environnement et les communautés.

Nous approchons d’un point de bascule. À la veille de la réunion de partenariat de la WCF et de la Conférence mondiale sur le cacao, l’ancien monde du cacao se fissure mais résiste toujours au changement. Le nouveau monde du cacao – un cacao durable assurant un revenu décent à tous les planteurs – est sur le point d’advenir sans éclore complètement.

L’écosystème du cacao est complexe, et comme tout système complexe, lorsqu’on approche d’un point de bascule, on constate un comportement chaotique dans le système qui s’apprête à changer d’équilibre et se réorganiser – c’est vrai en physique comme en économie. Il y a aujourd’hui des réticences de la part de certains acteurs, une vision à court terme et des attentes irrationnelles. Mais il y a aussi des pionniers, des acteurs déterminés qui s’efforcent de faire de ce monde d’un cacao 2.0 une réalité.

J’appelle les pionniers à affirmer avec nous que pour être « durable », le cacao doit être produit par des planteurs gagnant un revenu décent. Et j’invite à traduire cette affirmation jusque dans leurs opérations. Les mots comptent, mais les actions comptent encore plus. Nous ne parlons pas d’entrer sur la liste Forbes ou d’acheter une Cadillac. Nous parlons des moyens de subsistance. C’est bien le moins que méritent la « durabilité », et nos planteurs aussi.

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